Loin d’être un simple effet de mode, le chemsex s’impose comme une réalité incontournable dans les communautés LGBTQI+. Quel que soit le rapport que l’on entretient avec cette pratique, le chemsex interroge notre rapport aux corps, au sexe, aux plaisirs, au désir, à la séropositivité et, parfois, aux violences intracommunautaires. Des journées thématiques et des colloques ont déjà permis de mieux comprendre les besoins, de mutualiser les connaissances, de produire des données épidémiologiques et d’adapter les pratiques pluridisciplinaires aux attentes des chemsexeurs. Dans un contexte toujours plus répressif et violent envers les consommateurs de produits psychoactifs, le projet ARPA-Chemsex marque un tournant. Plus récemment, « l’affaire Kerbrat » a remis l’usage de ces produits au cœur des débats politiques, avec des réponses plus ou moins concrètes et pragmatiques à la clé.
Pénaliser l’usage de drogues et culpabiliser les consommateurs sont des choix politiques qui ne répondent pas aux besoins. À l’inverse, des expérimentations innovantes et des projets communautaires ouvrent des pistes d’action efficaces, portées par et pour les usager·es.
Un projet né du terrain, pensé pour les publics
ARPA-Chemsex (Accompagnement à la Réduction des risques liés aux Pratiques de Chemsex) trouve son origine dans une dynamique collective, impulsée par des professionnel·le·s de terrain, des militant·e·s de la santé communautaire et des intervenant·e·s en réduction des risques confronté·e·s au quotidien à la complexité des usages en contexte sexuel. Pendant des années, les associations communautaires ont alerté sur les limites des approches classiques en matière de réduction des risques : manque d’outils adaptés, décrochage des usagers les plus précaires, rupture dans les parcours de soin, et surtout, sentiment d’invisibilité de la part des personnes concernées.
Coordonné par AIDES et la Fédération Addiction pendant trois années, avec le soutien du Fonds de lutte contre les addictions, ARPA-Chemsex est donc né d’un constat partagé : les outils existants en matière de santé sexuelle et de réduction des risques ne suffisent pas à répondre aux demandes croissantes de prise en charge et aux besoins spécifiques des homosexuels et des hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH) pratiquant le chemsex. En particulier pour les personnes en situation de précarité, de migration, ou isolées dans leurs parcours de consommation.
L’approche s’est construite de manière collaborative et expérimentale, à partir de six sites pilotes choisis pour la diversité de leurs contextes :
- Paris : le SPOT Beaumarchais et le Checkpoint, en lien avec le CSAPA Monceau du Groupe SOS.
- Aix-Marseille : le SPOT Longchamps et le CSAPA la Villa Floréal (géré par le Centre hospitalier Montperrin).
- Bordeaux : le site de AIDES et les CSAPA et CAARUD portés par le CEID-Addictions.
- Lyon : le site de AIDES et le CAARUD Pause Diabolo porté par l’association Le Mas.
- Lille : le site de AIDES portant un CAARUD, et le CAARUD porté par l’association Spiritek.
- Montpellier : le SPOT de AIDES et le CAARUD Axess porté par le Groupe SOS.
Ces sites ont permis de tester, ajuster, puis valider une série d’actions concrètes pensées par et pour les chemsexeurs.
Parmi ces actions :
- Des week-ends santé pensés comme des parenthèses pour se poser, souffler, parler sans pression, avec des temps de détente, des ateliers de réduction des risques, des discussions autour des consommations, et des moments de partage entre pairs.
- Des sorties collectives, qui permettent de recréer du lien social hors du contexte sexuel ou festif : promenades, expos, séjours courts… autant de moments pour retisser une sociabilité moins centrée sur le produit.
- Des box chemsex, distribuées via des associations, des lieux de santé communautaire ou en médecine de ville, contenant du matériel de réduction des risques (seringues, embouts, préservatifs, gants, lubrifiants, doseurs, pailles, fiches pratiques, entre autres), toujours avec une approche non stigmatisante et personnalisée.
- Des outils d’autoévaluation, en print et/ou en version interactive en ligne, pour améliorer ses pratiques, savoir se situer, s’informer sur la RdR, l’autossuport et les dispositifs d’aide, qui peuvent également servir de base d’animation de groupe et d’outil d’entretien. ChemTEST, un système de gradiant pensé entre le Violentomètre et le Chemsex Check, developpé par les équipes du SPOT Beaumarchais, est un bon exemple à suivre.
- Des groupes de parole et des espaces d’écoute communautaires, animés par des pairs ou des professionnels formés, pour permettre l’expression des vécus sans stigmatisation.
- Des temps de formation pour les professionnel·le·s, afin de déconstruire les représentations, renforcer les compétences psychosociales et apprendre à créer un espace de parole sécurisant pour les usagers.
Ces actions s’inscrivent dans une philosophie commune : reconnaître les réalités multiples du chemsex, sans moralisation ni pathologisation, et proposer des outils concrets, adaptés, portés par celles et ceux qui sont au contact direct des publics. L’idée n’est pas de faire à la place, mais de faire avec. C’est bien là l’essence même du projet ARPA-Chemsex : redonner du pouvoir d’agir, que l’on soit usager, pair aidant ou professionnel de santé.
Le guide « Aller vers les chemsexeurs », présenté le 6 novembre dernier, synthétise et capitalise ces actions. Il est le fruit de plus de deux ans de co-construction, avec la participation active des usager·ère·s, des associations locales, des professionnel·le·s de santé et des institutions régionales. Son objectif n’est pas de prescrire une réponse unique, mais de mettre à disposition un socle commun de ressources et d’outils modulables, réplicables et adaptables à chaque contexte local.
Un contexte épidémiologique en évolution constante
La pratique du chemsex, bien qu’encore difficile à quantifier précisément, est désormais documentée par plusieurs enquêtes épidémiologiques. Celles-ci confirment sa diffusion croissante, son ancrage dans les communautés LGBTQI+, et les risques multiples qui lui sont associés – infectieux, psychiques, sociaux.
D’après une revue systématique de 2019, les prévalences du chemsex chez les HSH varient entre 3 % et 29 %, selon les pays, les méthodologies et les profils des répondants (lieux de soins, utilisateurs d’apps de rencontre, etc.). En France, les données les plus récentes indiquent une prévalence entre 5 et 12 % chez les HSH, avec des taux plus élevés parmi les personnes vivant avec le VIH (PVVIH).
Les enquêtes ERAS (2017, 2019, 2021, 2023) ont permis de suivre l’évolution de ces pratiques :
- ERAS 2017 relevait que 29 % des HSH interrogés déclaraient avoir déjà pratiqué le slam (injection en contexte sexuel).
- En 2019, une progression des polyconsommations était notée, avec des sessions plus longues et des effets plus délétères sur la santé mentale.
- ERAS 2021 et 2023, ont mis en lumière une forte corrélation entre santé mentale, précarité, isolement et pratiques de chemsex, notamment après l’émergence du COVID. Une vigilance particulière est portée sur les usages solitaires, révélateurs d’isolement et de mal-être.
En parallèle, l’étude ANRS-Prévenir a mis en lumière le rôle central de la PrEP dans la prévention du VIH chez les chemsexeurs, sans pour autant réduire la complexité des usages et leurs risques associés. Cette étude a décrit trois trajectoires d’usage de chemsex parmi les utilisateurs de PrEP : augmentation, stabilisation, ou diminution dans le temps. Ces trajectoires sont corrélées à des profils psychologiques distincts.
On observe aussi une évolution des substances consommées. Si la méthamphétamine et le GHB/GBL dominent dans plusieurs pays européens, les cathinones (3MMC, 4MMC…) sont majoritaires en France, en particulier dans les plans organisés via les apps. Ces substances, puissantes et bon marché, s’accompagnent de risques accrus : bad trips, désinhibition extrême, dépendance rapide, complications cardiovasculaires.
La pandémie de Covid-19 a aussi amplifié certains usages : en contexte restreint, souvent en petit comité, parfois en usage solitaire, avec un recul de l’accès au dépistage, une augmentation des risques infectieux et un repli psychologique pour de nombreuses personnes est à noter.
Cette accumulation de données dessine un paysage précis. Le chemsex n’est pas un épiphénomène. Il s’ancre dans une réalité sociale, sexuelle et communautaire, entre recherche de plaisir, gestion du mal-être et quête de lien social.
Des outils pensés avec les chemsexeurs
L’une des forces du guide « Aller vers les chemsexeurs » est sa méthode de construction : la co-construction avec les usagers. Ce sont les chemsexeurs eux-mêmes qui, par des entretiens et des groupes de parole, ont aidé à définir les outils et messages clés. L’idée étant de concevoir des outils spécifiques pour répondre aux besoins des chemsexeurs prepeurs et des chemsexeurs séropos, tout en mettant l’accent sur la connaissance des produits psychoactifs et leurs effets (recherchés ou non-désirés).
Parmi ces outils :
- Une cartographie des ressentis liés au chemsex, permettant aux usagers de mieux cerner leurs propres expériences ;
- Des fiches réflexes à destination des professionnel·le·s (addictologues, intervenant·e·s communautaires, soignant·e·s…) pour adapter l’accueil, les conseils, et l’orientation ;
- Des guides pratiques de RdR sur les substances les plus couramment utilisées (3MMC, GBL, Tina…), avec des conseils concrets sur les dosages, les mélanges à éviter, les précautions à prendre ;
- Un outil d’auto-évaluation des consommations, permettant aux chemsexeurs de prendre du recul sur leurs usages sans culpabilisation.
L’ensemble de ces ressources vise un objectif simple : favoriser l’autonomie et renforcer le pouvoir d’agir des usager·ère·s.
L’indispensable rôle du réseau et de l’autosupport
Le guide insiste sur un point fondamental : l’accompagnement ne peut pas être uniquement médical ou sanitaire. Il doit s’ancrer dans une logique communautaire, où le réseau et les pairs jouent un rôle central pour éviter les « perdus de vues » et orienter les chemsexeurs vers les bonnes structures.
De nombreuses structures partenaires, comme AIDES, Vers Paris Sans Sida ou le réseau ENIPSE, participent à cette dynamique. Leur approche repose sur la confiance, le non-jugement et le partage d’expérience.
Le dispositif d’autosupport – qu’il s’agisse de groupes de parole, de lignes d’écoute ou de forums – permet de rompre l’isolement, de parler sans honte, de poser des questions que l’on n’oserait pas formuler ailleurs. Ce sont ces espaces-là qui, bien souvent, amorcent les premiers changements.
Vers une RdR plus inclusive et ancrée dans le réel
ARPA-Chemsex n’est pas qu’un guide ni un simple projet de santé. C’est une invitation à repenser les cadres d’intervention face à un phénomène complexe, à la croisée des enjeux de santé sexuelle, de précarité, de minorités et de plaisir.
Le guide insiste sur un point central : les chemsexeurs ne forment pas un groupe homogène. Si la majorité sont des HSH, il est essentiel de reconnaître que des personnes trans sont également concernées, souvent dans des contextes de marginalisation extrême. Or ces vécus sont encore largement invisibilisés dans les enquêtes quantitatives, alors même qu’ils cumulent discriminations, violences et difficultés d’accès aux soins. La lutte pour une réduction des risques efficace commence par une meilleure reconnaissance des réalités multiples.
Il est également crucial de rompre avec les représentations culpabilisantes et moralisatrices encore trop présentes, y compris au sein de la communauté gay. L’injonction à la performance, à l’hypersexualité, à la réussite ou à la virilité nourrit des dynamiques d’exclusion. Dans ce contexte, le chemsex devient parfois un espace paradoxal de libération… mais aussi de mise en danger.
Dans les médias généralistes, le traitement du chemsex a trop souvent été spectaculaire, sensationnaliste ou stigmatisant. L’affaire Palmade en est une illustration brutale : au lieu d’ouvrir un débat de fond sur les usages, les parcours de soin et la souffrance psychique, l’emballement médiatique a renforcé les clichés sur les « dépravés sous drogue ». Le dossier Chemsex publié dans Têtu a tenté de nuancer, mais reste une exception. Cette méconnaissance des enjeux de santé publique et des addictions empêche trop souvent une réponse politique et sociale à la hauteur.
Le cadre médical, quant à lui, n’est pas mieux armé. Méconnaissance des produits, gêne face à la sexualité gay ou encore manque de formation aux outils de RdR et de santé communautaire, constituent des freins à une prise en charge bienveillante et adaptée. Trop de chemsexeurs préfèrent encore éviter les structures de soin, par peur du jugement ou du rejet.
Face à cela, le guide d’implantation d’une offre pluridisciplinaire, diffusé notamment lors de la journée nationale de restitution du projet, apporte une réelle bouffée d’oxygène. Il offre des outils concrets, des retours d’expérience, des fiches pratiques, pensés à partir du terrain et pour le terrain. L’un des enjeux majeurs reste désormais de pérenniser ces dispositifs : soutenir les associations, former les professionnel·le·s et surtout adapter les réponses aux réalités locales, à travers des enquêtes qualitatives, de la co-construction, et des financements stables.
Sources
Fédération Addiction et AIDES, Aller vers les chemsexeurs. Guide d’implantation d’une offre pluridisciplinaire, novembre 2024 (consultable ici)
Replay de la journée nationale de restitution « Chemsex : enjeux, pratiques, réseaux » organisée le 6 novembre 2024 par la Fédération Addiction et AIDES (à voir ici)
Plus d’infos
La liste des structures, sites, applis et autres ressources est à retrouver via la rubrique dédiée au chemsex sur le site d’Act Up-Paris