L’article présenté part d’une consultation croisée entre d’un côté des études comportementales interrogeant le décalage entre les connaissances sur les modes de transmission du VIH et la prophylaxie adoptée et, de l’autre, des découvertes de pointe en neurosciences qui permettent de calculer le temps mis pour prendre une décision et donc de situer précisément le degré de rationalité de cette décision.
D’après l’article de Britta Renner, Ralf Schmälze et Herald T. Schupp, First impression of HIV risk : it takes one milliseconds to scan a stranger, Université de Constance, Allemagne. Cette équipe de chercheurs a mené une étude pour comprendre comment un nombre significatif de personnes pouvaient, en dépit de toute logique, s’en remettre à l’intuition et à l’intime conviction comme prophylaxie.
Les études comportementales sur le VIH révèlent que de nombreuses personnes n’utilisent pas le préservatif de façon systématique, mais au contraire, s’en remettent à l’intuition pour identifier parmi leurs partenaires les personnes à haut risque de transmission du VIH. Face à l’aberration d’une telle stratégie prophylactique, parfaitement infondée et inefficace, l’équipe qui a mené l’étude présentée a croisé ces données avec les découvertes les plus récentes obtenues en neurosciences et en neuropsychologie afin d’essayer de voir si ce comportement pouvait correspondre à un fonctionnement cérébral précis.
Deux conclusions majeures ont émergé : tout d’abord, l’évaluation du risque de contamination au VIH se fait toujours en fonction d’un ensemble précis de traits de caractère considérés comme typiques d’une personne à haut risque de contamination. Par ailleurs, les relevés effectués par électro-encéphalogramme attestent que les impressions concernant le risque de contamination au VIH peuvent s’effectuer en une fraction de seconde, donc en dépit de toute information quant au réel profil sérologique de la personne concernée.
Mieux comprendre les mécanismes prophylactiques alors que la population est bien informée sur le VIH, sa transmission et les moyens à mettre en œuvre pour l’éviter (à savoir le port systématique du préservatif), l’épidémie continue de croître en Amérique du Nord et en Europe Centrale et de l’Ouest. Pourtant, de très nombreuses études montrent que l’usage du préservatif répond à des mécanismes inconscients et n’a rien de systématique. En somme, dès lors qu’il s’agit du VIH ou d’autres MST la connaissance des faits est insuffisante à motiver une attitude consciente de protection. Aux origines de ce différentiel entre la connaissance et son application, l’équipe a supposé que la mauvaise image dont souffre le préservatif (souvent associé à des sentiments négatifs, comme le malaise ou la méfiance) avait une part importante. A partir de là s’impose l’idée de trouver des stratégies de protection alternatives. Ainsi de nombreuses études ont pointé que de façon très courante, beaucoup se contentaient de scanner (to screen dans le texte) le partenaire potentiel afin de se faire une idée. Bien que cette stratégie n’en soit pas une dans la mesure où elle est totalement irrationnelle et ne repose sur rien de tangible force est de constater qu’elle est tout aussi courante que commune. Ainsi, des études consultées en préalable de la leur, les chercheurs de l’équipe ont retenu trois informations fondamentales :
La perception du risque potentiel de contamination au VIH repose sur des impressions sans fondement réel. Ainsi la plupart des personnes interviewées au cours des études socio-comportementales s’en remettent à un « on sait bien voilà tout » (« just know » dans le texte) pour justifier ce choix prophylactique.
Les personnes qui ont eu des rapports non protégés sont persuadées que leur partenaire était négatif au VIH.
De façon générale, les gens surestiment leur capacité à identifier le risque de contamination au VIH sur la base de considérations superficielles et sans rapport avec le statut sérologique.
La perception intuitive des autres : les corrélats neuraux
Pour la présente étude, l’équipe est partie du principe que les impressions concernant les risques de transmission du VIH procèdent d’un fonctionnement intuitif. Or, il a été prouvé que l’intuition du risque repose sur un processus qui résulte de changements très subtils acquis par l’expérience. Lors de la précédente décennie, les neurosciences ont permis de définir les corrélats neuraux des processus affectifs, c’est-à-dire comment se manifestent les sentiments au niveau du système nerveux. Les ERP ( Event Related Potential ou potentiels liés aux événements) ont ainsi permis de déterminer le temps de réponse entre un stimulus et la formation d’un sentiment ou d’un affect correspondant. Les potentiels, ou influx nerveux, correspondent à une activité micro-électrique du cerveau ; parmi les ERP, les LLP (Late Positive Potential ou ondes positives tardives) se sont révélés être des marqueurs significatifs d’un large panel d’émotions (réactions face à des scènes de la vie quotidienne, expressions du visage et gestes symboliques). Ainsi, le stimulus provoqué par la vue du visage d’une personne considérée comme « à haut risque » présente de façon sensible des LLP plus élevés que celui d’une personne considérée comme « à faible risque ». De précédentes recherches ont en effet établi que l’impact émotionnel était lié à un LPP élevé. Sur cette base et pour la présente étude, l’équipe a considéré que dans la mesure où le sentiment d’un risque de contamination au VIH relève d’une peur pour sa santé, les LPP élevés étaient potentiellement des marqueurs d’un sentiment de haut risque de contamination au VIH. Etant donnée la rapidité de ce processus, une fraction de seconde, il apparaît prouvé que l’impression que l’on se fait sur le risque de transmission au VIH présenté par une personne ne correspond à aucune élaboration rationnelle concernant les réels dangers encourus pour la santé.
Présentation de l’étude
À l’origine de cette étude, il y a donc la confrontation croisée de recherches sur la perception de l’autre et les neurosciences : il s’agissait donc de voir la manifestation neurale de l’intuition concernant la perception du risque au VIH afin de mieux en comprendre les mécanismes.
Pour ce faire ils ont posé deux étapes :
- La première consistait à définir les traits caractéristiques associés à un risque de contamination au VIH (par exemple, l’état de santé perçu, la fiabilité). L’apport de la présente étude est d’avoir choisi un matériel de stimulation ancré dans le réel. En effet, une précédente étude avait choisi, comme stimuli, des photographies de personnes inconnues les plus neutres possibles (expression du visage inexpressive, absence de décor). Or, il a été prouvé que : 1. dans les rapports directs, le jugement émis sur une personne est fortement influencé par des facteurs tels que l’habillement, les attitudes, l’appartenance revendiquée à une communauté 2. l’environnement social (meubles, posters, ordre de la pièce, bureau, maison) dans lequel une personne se fait photographier influence nettement la perception que l’on va en avoir.
- Deuxièmement, il s’agissait d’établir un lien signifiant entre les ERP lié à un risque perçu de contamination et ce matériel de stimulation. Dans la mesure où la réponse du cerveau se fait en une fraction de seconde (entre 300 et 700 ms), elle relève donc d’un processus intuitif étant trop rapide pour être le résultat d’une réflexion et d’une analyse construites.
Méthode
Participants
Deux échantillons d’étudiants ont été observés, tous recrutés au sein de l’Université de Coblence ; ils ont reçu une indemnité de 15 euros.
- Le premier échantillon : 40 volontaires / âgés de 20 à 32 ans / moyenne d’âge de 23,4 ans / 12 hommes.
- Le deuxième échantillon : afin d’établir une meilleure base de données une deuxième cohorte a été convoquée : 42 volontaires / âgés de 20 à 28 ans / âge moyen 23,7 ans / 19 hommes.
Appareil de stimulation
Les 120 photographies composant l’appareil de stimulation ont été sélectionnées sur les site internet Flickr selon les critères suivants :
- il s’agit de portraits insérés dans le contexte de la vie quotidienne
- les photos sont en couleur
- la personne est seule et l’ont peut voir le fond derrière elle
- les visage est clairement identifiable
- les personnes photographiées sont jeunes (de 18 à 35 ans) afin de correspondre à l’âge des participants
- des Caucasiens ont été inclus
- afin de rester dans des conditions proches de la vie de tous les jours, les personnes choisies étaient habillées et présentaient des signes extérieurs de leur situation socio-économique ou des indications sur leur environnement de vie.
L’étude proprement dite
Le premier échantillon a subi deux sessions :
- la première session avait pour but de faire la relation entre les corrélats neuraux et la perception du risque de contamination au VIH. Autrement dit, il s’est agi d’observer les mesures d’ERP face à des risques considérés comme réels de contamination au VIH lors de la confrontation à l’appareil de stimulation (à savoir un jeu de photographies). L’équipe a pris le parti de présenter à chaque participant(e) des photographies de personnes du sexe opposé. Chaque photographie était présentée pendant deux seconde à chaque participant(e) avec un temps de fixation d’une seconde. Après une seconde, on a demandé à chaque participant(e) d’évaluer sur une échelle de 1 à 7 le risque pour que la personne représentée sur la photographie soit positive au VIH – 1 désignant la plus faible probabilité et 7 la plus forte.
- la deuxième session a eu lieu une semaine après la première ; il s’est agi d’associer la perception d’un risque réel de contamination au VIH à des traits de personnalité précis. On a présenté aux participant(e)s le même appareil de stimulation de 120 photographies et on leur a demandé d’évaluer pour chacune des personnes portraiturées les sept traits de personnalité suivants : valence, excitation ressentie, charme, envie d’entrer en contact, santé, fiabilité, sens des responsabilités.
La deuxième cohorte a subie l’équivalent de la deuxième session subie par la première cohorte.
Résultats
Premières impressions et risque contamination au VIH : traits de caractère perçus
Deux approches principales se sont dessinées clairement :
- Une première approche montre une forte connexion entre le charme, la valence, la santé et le désir d’entrer en contact ; cette première approche concerne donc essentiellement la valence.
- Une deuxième approche montre une forte connexion entre le risque ressenti de contamination au VIH, l’excitation ressentie, la responsabilité et la confiance ; cette seconde approche concerne donc essentiellement la sécurité (safeness). Ainsi la question du risque concerne donc essentiellement le deuxième facteur et très faiblement le premier.
La perception intuitive des risques encourus de contamination au VIH : les ERP
- Première fenêtre (entre 220 et 340 ms après stimulus) : lorsqu’un risque de contamination est ressenti, l’équipe a remarqué une relative activité au niveau du lobe fronto-central (fonction frontale : processus cognitifs tels que le langage / fonction centrale : la planification et le langage) et du lobe occipito-temporal (fonction occipitale : la vue / fonction temporale : fonctions cognitives).
- Deuxième fenêtre (entre 350 et 750 ms après stimulus) : au niveau du lobe fronto-central, l’équipe a remarqué une activité particulière lorsqu’est ressenti un risque de contamination au VIH.
Discussion
Les membres de l’équipe soulignent deux découvertes principales à l’issue de leur recherche :
- Dans un premier temps ils remarquent l’intérêt pour des mesures d’ERP d’utiliser un matériel photographique intégrant le portrait dans un environnement réaliste et signifiant (vêtements, décor).
- La perception intuitive d’un risque encouru de contamination au VIH est bien liée à un stéréotype de personnalité considérée comme à haut risque, c’est-à-dire inspirant peu de confiance et semblant avoir peu le sens des responsabilités.
Analyse de la notion de risque
Concernant la perception du risque l’équipe souligne tout particulièrement :
- De façon significative, la valence, le charme, le sentiment que l’autre est en bonne santé sont très fortement liés à l’envie d’entrer en contact et très peu avec le sentiment d’un risque encouru de contamination au VIH.
- Ainsi le sentiment que l’autre est en bonne santé est associé au facteur de valence et non pas à celui de sécurité ; l’équipe relie ce phénomène a celui de la « théorie des bons gènes » qui établit un rapport profond entre l’attraction sexuelle et le sentiment d’un bon patrimoine génétique et donc l’apparente bonne santé de l’autre.
- Le peu de sens des responsabilités et la faible fiabilité sont ainsi fortement connectés au sentiment d’un danger de contamination au VIH ; or comme des études ont montré que ce type d’impression se formait en une fraction de seconde dans le cerveau, on peu donc en déduire à nouveau qu’elle ne répond à rien d’autre qu’à l’intuition et ne repose donc sur aucun raisonnement tangible et solide et repose sur un schéma archétypique pré-établi qui n’a en fait aucun lien réel avec la situation appréhendée.
Corrélats neuraux et perception du risque
L’étude présentée tend donc à prouver que la perception spontanée que l’on se fait d’une personne inconnue repose sur une interconnexion très serrée et très complexe entre un stimulus, la réponse apportée et des éléments signifiants. A ce titre elle souligne l’intérêt, pour l’étude de tout comportement intuitif, l’usage d’un matériel de stimulation qui ne soit pas neutre mais au contraire contienne des éléments contingents marquants tels que les vêtements ou le décor.
Source :
Britta Renner, Ralf Schmälze et Herald T. Schupp, First impression of HIV risk : it takes one milliseconds to scan a stranger, Université de Constance, Allemagne
- Notons le d’emblée : il s’agit davantage d’un article de neurosciences que de prévention sur le VIH. Ainsi l’équipe se pose plusieurs fois en concurrence d’une précédente étude datant de 2001 (Neural correlates of the perceived risk : the exemple of HIV) qui utilisait un matériel de stimulation neutre plutôt que, comme c’est le cas pour la présente étude, un matériel qui présente des caractéristiques liées à l’environnement social (vêtements, décors et toute forme de signe extérieur d’appartenance sociale). Ainsi comme pour cette étude de 2001, notre étude prend le VIH comme un exemple extrême et donc signifiant et non comme un objet d’étude en soi.
- A ce titre, les constats observés peuvent sembler un peu maigres, même s’ils confirment des constats empiriques d’une façon qui peut s’avérer très efficace dans la mesure où l’on sait qu’une part non négligeable de la population entretient un rapport de grande méfiance avec la psychologie tandis que la preuve par l’imagerie médicale peut avoir un impact plus grand.
- En termes de prévention, l’information intéressante de cette étude est que d’un point de vue strictement physiologique le sentiment de danger que l’on conçoit à propos d’une personne est indépendant de la situation réelle et se fait en dehors de la sphère du raisonnement.