Dans le monde du cuir et de la sexualité hard, on a beaucoup débattu, ces derniers temps, du VIH et particulièrement de la PrEP (Pre-Exposure Prophylaxis), un comprimé à prendre une fois par jour et qui réduit de façon spectaculaire les risques de séroconversion au VIH. En même temps que la PrEP comme outil de prévention on a vu apparaître des recherches qui confirment qu’une personne séropositive sous traitement et dont la charge virale est indétectable, a extrêmement peu de risques d’en contaminer une autre. Si l’on ajoute à ces éléments la réalité indiquée par les enquêtes qui est que l’usage des préservatifs est loin d’être aussi généralisé que certains le croient, nous avons un environnement où s’entrechoquent de façon nette des émotions, des convictions et des données statistiques sur la transmission du VIH.
Peut-être parce que la communauté cuir et hard fut parmi les premières à monter dans le train du safer sex (particulièrement pour ce qui concerne l’usage des préservatifs) et parce que la communauté cuir a été à l’avant-garde de la promotion des pratiques safe, beaucoup d’entre nous sont déroutés par le paysage actuel de la prévention VIH tandis que d’autres ont du mal à ne pas laisser leurs émotions dicter leur attitude. Ce que j’expose ici, c’est donc ma propre perspective sur le moment où nous nous trouvons désormais et sur ce qu’il faut, je crois, accepter comme une nouvelle ère de la prévention VIH.
Je sais que les transmissions du VIH sont un sujet d’inquiétude pour nous tous, mais les débats les plus passionnés en ce moment portent sur les hommes qui ont du sexe avec les hommes. C’est donc le point sur lequel va porter cet article. Les personnes d’autres genres et d’autres orientations sexuelles pourront, si elles ou ils le souhaitent, ajuster et appliquer ce que je dis à leur propre situation dans la mesure où ça leur paraît utile.
Commençons dont par la question complexe des données statistiques et en particulier des chiffres sans cesse mis en avant dans ces discussions. Différentes études donnent des chiffres différents. Quiconque a un tant soit peu d’expérience en matière de recherche et d’analyse de données et de statistiques sait que sont habituelles les variations liées aux biais d’analyses, aux variables de chaque étude, aux éléments non signalés par les enquêtés, etc. Mais même en gardant ces éléments en tête, me fondant sur mon étude approfondie de ces études, j’affirme pour ma part très tranquillement ce qui va suivre, même si, évidemment, j’invite chacune et chacun a lire pour soi-même ces études et à en tirer ses propres conclusions. Des chiffres encourageants apparaissent pour ainsi dire chaque jour.
D’abord, les chiffres mesurant l’efficacité de la PrEP varient considérablement. On trouve un pourcentage de protection hautement trompeur de 44% à côté du chiffre de 99% et d’autres chiffres situés entre les deux. Ayant lu toutes ces études, je crois pouvoir affirmer avec une certaine confiance que le taux de protection, si le comprimé est pris de façon correcte, est au minimum de 90%, en fait probablement très au-dessus, à 99%, et peut-être même plus haut encore. Les discussions que j’ai pu avoir avec des gens qui travaillent au quotidien en santé publique dans la prévention du VIH me laissent penser que ces questions seront très bientôt tranchées et qu’on évaluera l’efficacité autour de 99% dans les cas où les usagers prennent le comprimé dans les conditions prescrites. Quoi qu’il en soit, l’efficacité de ce mode de prévention est extrêmement élevée.
Ensuite, pour ce qui concerne les risques de transmission du VIH par des personnes séropositives à charge virale indétectable : la meilleure étude disponible à ce jour indique qu’un homme séropositif à charge virale indétectable offre à ses partenaires séronégatifs de même sexe, dans le cadre de pratiques anales, une protection de l’ordre d’au moins 96% et peut-être même jusqu’à 100% ; là encore, un pourcentage en tout cas très élevé.
Troisièmement, pour ce qui concerne l’usage réel des préservatifs parmi les gais, dès 2010, nous avions des indications suivant lesquelles l’utilisation régulière de préservatifs concernait seulement un tiers à la moitié des individus. Plus récemment, une étude de 2013 nous a appris que l’usage de préservatifs 100% du temps était un comportement minoritaire puisque seul un gai sur 6 était parvenu à maintenir une adhésion sans faille au préservatif sur les 3 à 4 années qu’a duré l’étude. Ce que tout cela indique, c’est que l’usage des préservatifs est en fait bien moins fréquent que certains voudraient le croire, et je suis pour ma part convaincu que 50% ou plus de la population gaie sexuellement active n’utilise que rarement ou jamais de préservatif.
Pour tenter de synthétiser tous ces éléments, voici ce que je dirais : je crois que nous avons sous les yeux une réalité nouvelle, et que nous entrons dans une nouvelle ère en termes de prévention du VIH. Dans cette nouvelle ère, de plus en plus d’individus vont recourir au modèle médical de prévention du VIH, qui consiste 1) à faire baisser la charge virale globale de la communauté grâce à la mise sous traitement des personnes contaminées immédiatement après leur séroconversion, 2) à développer l’usage de la PrEP comme moyen d’éviter la transmission du VIH et, en même temps, 3) à favoriser le dépistage régulier des autres ISTs qui doivent être traitées immédiatement après le dépistage.
Le modèle médical coexistera avec le modèle plus traditionnel de comportement sexuel qui s’est développé à l’ère du sida et qui a consisté à utiliser des préservatifs en permanence et à réduire le nombre de partenaires sexuels. Les gens vont combiner ces deux approches et en faire leur propre tambouille afin de trouver la solution qui corresponde le mieux à leur situation propre.
Nier la réalité des options modernes de prévention serait pure folie. S’opposer à la PrEP ou nier que les personnes séropositives sous traitement et à charge virale indétectable ont peu de chances de transmettre le virus, c’est refuser de voir la réalité. Ce sont là des faits. Ce ne sont pas des élucubrations. Entretenir le rêve qu’un jour viendra où le monde entier se remettra à utiliser des préservatifs est, là encore, pure folie parce que le taux d’usage du préservatif a probablement déjà passé son pic et qu’on n’est pas prêt de revenir en arrière.
Ce que nous avons donc aujourd’hui, c’est un monde cuir et hard dans lequel nombre de gais choisissent de rester fidèle au précepte : « un préservatif à chaque fois ». C’est là une option et ceux qui la choisissent méritent un soutien sans faille. En même temps, de nombreux gais choisissent d’autres stratégies de prévention : ils recourent à la PrEP, ou bien vérifient la charge virale de leur partenaire, ou bien encore font du sérosorting (c’est-à-dire qu’ils choisissent de n’avoir de relations sexuelles qu’avec des partenaires ayant le même statut sérologique qu’eux-mêmes). Ceux-là méritent, autant que les premiers, un soutien sans faille. Bien sûr, d’autres choisiront de cumuler les modes de protection suivant ce qui leur semblera convenir à leur situation. Ce qui importe, c’est que nous renoncions à l’idée qu’il y aurait des façons de mêler et de combiner les diverses stratégies de prévention face au VIH qui seraient meilleures que d’autres. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de la prévention du VIH où nous avons plusieurs options. Il nous faut respecter ces options tout en essayant de mieux les comprendre et de les améliorer.
Enfin, dernier point, parce que je devine que des gens, en lisant cet article, vont parler des IST et de l’efficacité des préservatifs contre celles-ci. Je ne veux pas arbitrer ce débat. Mais je veux indiquer deux choses. D’abord, avant le sida, les gais n’utilisaient quasiment jamais de préservatifs. Je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais remarqué un seul gai utilisant des préservatifs avant l’apparition du VIH. Cela me conduit à penser que s’il y a d’autres options pour empêcher la transmission du VIH, les gais ne vont pas en permanence modifier leur comportement sexuel pour s’adapter à ces risques. Deuxièmement, au regard de l’usage déclinant des préservatifs ces dernières années, ceux qui choisissent de ne pas utiliser de préservatifs ont déjà exprimé leur avis sur cette question : ils l’ont exprimé la bite à découvert et il est assez peu vraisemblable qu’ils soient nombreux à s’exprimer différemment dans le futur proche. Cela doit nous inciter à améliorer et normaliser le dépistage et le traitement des IST parmi les nôtres et à nous débarrasser de tout stigmate ou honte.
Je sais bien que ce sujet est controversé et passionnel pour beaucoup d’entre nous. En écrivant ces lignes, mon intention n’est pas de modifier les choix que chacun fera pour soi-même, quant à la façon dont il veut approcher les stratégies de prévention du VIH dans sa propre vie. Il nous faut soutenir les choix faits par chacun d’entre nous. Car se croire autorisé à juger, et parfois essayer d’inspirer de la honte à ceux qui utilisent une stratégie de prévention qui n’est pas exactement la même que la nôtre, c’est simplement prendre le risque de laisser nos propres préjugés et notre degré de confort ou de malaise face aux réalités nouvelles du paysage de la prévention du VIH, influencer notre jugement et renforcer la honte.
Nous entrons dans une ère nouvelle pour le VIH : des options plus nombreuses vont probablement continuer de s’ajouter aux diverses stratégies de prévention parmi lesquelles chacun a à choisir pour lui-même.